dimanche 8 janvier 2017

Ce que vous ne savez pas sur le professeur Leslie F. Manigat

Le notaire Ernst M. Avin connaissait Leslie F. Manigat depuis son plus jeune âge. A l’école classique, à l’université jusqu’au palais national, Ernst et Leslie sont demeurés inséparables. Ils étaient encore ensemble aux derniers jours de l’ancien président de la République. Dans son bureau d’études, Me Avin a reçu Le Nouvelliste et lui a fait bien de confidences sur ses relations d’amitié avec l’éminent professeur.

 Saint-Louis de Gonzague. 1934. Le petit Leslie, innocent avec un visage angélique, fait ses premiers pas à l’école. A ses côtés, deux ans plus tard, Ernst M. Avin qui allait devenir l’un de ses plus fidèles compagnons de lutte politique. « (…) Nous avons fait toutes nos études classiques ensemble, de la dixième jusqu’à la philo. On a terminé en 1948, c’est pourquoi j’ai dit toujours que notre promotion, c’est la promotion des droits de l’homme parce qu' en 1948, c’était la nouvelle donne, la Déclaration universelle des droits de l’homme », raconte calmement et avec précision le notaire Avin.
Dans son bureau où est empilée une montagne de dossiers, l’homme de 82 ans n’oublie rien. Il parle de ses expériences avec Leslie Manigat comme si c’était hier. « Manigat, lui, fait de la politique depuis son plus jeune âge, dit-il.  Nous sommes à Saint-Louis de Gonzague en dixième, en 1939, nous étions déjà en train de parler des nazis, de l’Angleterre, de tout ce qui se passait…Il était intéressé par la politique, d’autant que sa famille est une famille politique. Il s’intéressait à tout ce qui bouge, c’était une sorte d’encyclopédie… »

« Nous avons été séparés en 1948. Lui est parti, il a été poursuivre des études à Paris, et moi je suis resté ici. En 1951, j'ai quitté le pays pour aller faire des études de notariat.  Mais nous nous sommes rencontrés à Paris.  Il a fait de grandes études, il a été maître de conférences à l’Institut des sciences politique de Paris, ce qui n’est pas une mince affaire, pour un Haïtien en plus. »

« Il a commencé à faire de la politique à partir du moment où il a été à Paris, et qu’il est retourné pour ensuite aller former son parti politique au Venezuela. Comme notaire, j’ai fait l’ajustement pour mettre les statuts du RDNP en harmonie avec la loi sur les partis politiques, ici en Haïti. »

Manigat, un fervent chrétien

« Vous parlez de politique, mais Manigat, esprit encyclopédique, est  musicien et aussi un fervent chrétien. Je peux vous faire un témoignage de sa vie spirituelle. Tout le monde voit l’homme politique, mais on ne savait pas les combats qu’il menait sur le plan spirituel. Je peux te donner un exemple. Il m'a fait chercher un matin par le ministre des Affaires étrangères. Il m'a dit qu’on a trouvé un charme au palais national, dans une petite pièce l’on trouvait des ossements ressemblant à ceux des enfants, comme si on faisait des sacrifices humains. Je faisais le tour du palais pour visiter, quand je suis arrivé devant cette pièce, on m’a dit que ne je ne pouvais pas rentrer. Il a demandé pourquoi il ne pouvait pas rentrer. Il a fait chercher l’intendant qui confirme que personne n’est jamais rentré dans cette pièce. Il a dit ‘’ map fè kraze l’’. Je veux voir. »

« À Paris, nous avons fait plusieurs pèlerinages ensemble pour aller prier, nous avons été sur la voie Apia pour voir les martyrs, là où se trouvent les tombes  des martyrs,  nous avons visité Saint-Pierre de Rome, la Basilique de Latran. Et tout ça c’est pour vous dire qu’il était profondément croyant et je peux dire que dans un sens c’est ce qui nous a sauvé la vie. Ce combat spirituel que nous étions en train de mener et que tout le monde ne connaissait pas. »

«Avec lui, on savait avec qui on avait à faire. C’était ça la philosophie politique de Manigat.  Et comme je vous dis, au point de vue spirituel, c’était un croyant, un croyant ferme. Et nous avons été sauvés, parce que, maintes fois, nous avons eu des signes d’une protection divine. »

 L'idéologie politique

« En ce qui a trait à l'idéologie politique, Ernst Avin loue aussi son ancien camarade. «Je lui ai dit :  Ami, écoute-moi, je partage tes convictions politiques, je partage ta philosophie politique. Dans l’exercice de tes fonctions, c’est autre chose. Ce n’est pas un vain mot, j’ai horreur des gens qui n’ont pas de philosophie ou d’idéologie politique. Ils sont capables de toutes les vilaineries . Si vous me dites que je suis socialiste, pas de problème,  je suis communiste, je n’ai pas de problème. Mais il faut vous définir. Manigat se définissait.»

« Après avoir été victime d’un coup d’Etat en 1988, Leslie Manigat devait partir pour l’exil. Là encore, Ernst M. Avin était à ses côtés.  « Au bout d’un certain temps, là où nous étions, on nous a dit que l’avion était là.  Trois rangées de soldats me séparaient de lui. Il a dit : « Mais où est Ernst » ?  J’ai répondu : « Je suis là ». Il a traversé la haie de soldats, on l'a laissé faire et il est venu me trouver. Il a dit : « Je ne  comprends absolument rien. Comment as-tu pu faire tout cela ? Tu étais avec moi dans la Villa d’accueil. Tu es sorti avec ma fille, tu es retourné encore dans la gueule du loup, tu as été prendre des choses pour moi à la  Villa d’accueil. Voici que tu me ramènes maintenant de la nourriture. » 

 « Il était toujours le plus fort »

« Après le coup d'Etat, Manigat m'a dit : « Je vais te demander quelque chose. Sauve ma bibliothèque, c’est la chose à laquelle je tiens le plus au monde. Je lui ai dit « Je ne sais pas si je vais réussir , mais je te promets d’essayer ». J’ai sauvé la bibliothèque en la déposant chez les Frères de Saint- Louis de Gonzague. Les Frères de Saint- Louis de Gonzague, c’est notre creuset. C’est là que nous avons appris tout ce que nous produisons maintenant. Manigat, musicien, jouait du bulbe. Il était aussi un homme de théâtre. Manigat, qu’il s’agisse de la littérature, il était toujours le plus fort. En littérature, il pouvait citer Jude d’Élia. Il pouvait citer tous les poètes de l’époque, la philosophie, n’en parlons pas. Manigat vous parlera même de la spirale de Frankétienne jusqu’à cette date. C’est ce qu’on appelle un esprit encyclopédique, un esprit curieux.» 

« Avec Manigat tu as toujours des surprises.  Au moment tu t’y attends le moins,  tu lui parles de quelque chose, il te dit il faut que tu lises Untel. Il n’a absolument rien oublié. Au contraire, il fait de nouvelles études sur la question et il te donne des ouvrages de références. »

« Ce n’est pas Namphy qui a fait partir Manigat »

« Bon au pouvoir,  lui et moi, on se parlait presque chaque jour. Il y a quand même  des choses que je ne dirai pas, parce que ce sont peut-être des secrets d’Etat. J’étais au courant de tout ce qu’il faisait. Mais ce n’est pas Namphy qui a fait partir Manigat. Permettez-moi de me taire. Namphy n’aspirait pas à cela. Il y a comme une sorte de conjuration qui est partie du fait que Jean-Claude Paul qui était le chef  aux Casernes on voulait le faire arrêter parce qu’on prétendait qu’il était impliqué dans une affaire de drogue. On l’avait déplacé. Manigat a dit mais non, vous ne pouvez pas le déplacer, il est un officier des Forces armées d’Haïti. S’il a fait quelque chose, on le jugera ici. On ne peut pas le prendre et l’envoyer aux Etats-Unis, comme un vulgaire quelconque. Nous sommes un Etat souverain. Il était intraitable sur ces questions-là.»

« Moi je l’ai vu au moment il venait d’être élu, mais il n’était pas encore installé. Un représentant de la Croix-Rouge me demande de l’introduire auprès de Manigat. Je demande à Manigat. Manigat dit, ne refuse jamais quand les gens te demandent,  ‘’Yap ba w gwo pye’’. Dis lui qu’il peut venir. Je revois le type et je lui dis de faire attention, car Manigat est très chatouilleux sous les questions de protocole et les questions politiques. Ce n’est pas le genre de personne à qui vous allez dire n’importe quoi et qui va vous faire de cadeaux. Le type n’a pas suivi le conseil. Il a commencé par lui parler de la Croix-Rouge, à un certain moment il lui dit et l’affaire des prisonniers politiques. Manigat lui dit comment ? Je ne suis même pas encore installé et vous me parlez de prisonniers politiques. Sachez, Monsieur, que je n’ai pas l’intention, moi, d’avoir des prisonniers politiques. Manigat lui dit vous êtes français ?  Le type lui dit, oui je suis français. Il lui dit : vous avez  lu le rapport Badenteir ? Le type n’avait pas lu le rapport. Badenteir était un ministre de la Justice qui avait essayé d’aménager l’univers carcéral en France qui n’était vraiment pas brillant.»  

« Manigat lui dit : Monsieur, avant de venir me parler, allez lire le rapport de Badenteir, vous verrez que l’univers carcéral en France n’est pas du tout recommandable. Alors vous demandez à notre agent de vous introduire. C’est la meilleure personne que vous auriez pu trouver pour vous introduire auprès de moi. Mais quand je serai installé au pouvoir, votre fenêtre  d’entrée auprès de moi, ce sera le ministère des Affaires étrangères. ‘’Li voye misye au pilori’’. Pour lui, la souveraineté nationale n’était pas un vain mot.»  

« J’étais son conseiller au culte, puisque ma fonction de notaire m’interdit de faire de la politique. Dans ce sens que la fonction de notaire est incompatible avec  celle de l’ordre administratif, judiciaire et militaire. Puisque je gère un service public, je n’ai pas le droit, moi, d’être pour ou contre X. Je peux avoir ma philosophie personnelle, comme je vous ai dit, je me suis défini. Moi je suis un défenseur des droits humains, c’est la même chose avec Manigat.» 

« Il  a été en exil au vénézuela et à Trinidad and Tobago. Je l’ai rencontré à Trinidad. Nous sommes restés très liés, tandis qu’il était en exil. Je n’étais pas en exil. Mais vous savez, les gens ne doivent pas exagérer non plus. Il y a des choses qui sont toujours dans l’ordre du possible et vous n’imaginez pas  que vous puissiez passer au travers. Donc, il s’agit de faire les choses, quand même, avec une certaine intelligence. D’avoir un certain crédit. Ça ne veut pas dire qu’un malheur ne puisse pas vous arriver.» 

« Il est revenu au pays en 90 après son exil. Il a milité dans le RDNP. On ne voulait pas qu’il soit président. On lui a refusé sa candidature disant qu’il avait été déjà président. Nous avons mené un combat sur le plan juridique. Nous avons été dans les BEC et les BED et au Conseil électoral pour demander où il est écrit que Manigat ne pouvait pas être candidat.»

« C’était une décision politique. Sur le point juridique, ça  avait des conséquences.  On a sommé l’Etat et nous avions attaqué ce texte en inconstitutionnalité.  Vous savez que vous ne pouvez pas attaquer par la voie directe pour l’inconstitutionnalité. On a révoqué trois juges de Cassation pour qu’ils ne rendent pas la décision. C’est Ertha Pascal Trouillot qui est responsable de ce forfait-là.  Juridiquement parlant, nous avions eu raison.»

« Vous savez, ça n’a pas changé. C’est la même chose, puisque le président Martelly non plus, on a jamais dit quel était son score. Tout le monde sait que c’est l’international qui a pris la décision. Nous sommes sur le chemin de voir la même chose en ce moment. Dans ce sens là, la vision de Manigat était encore la bonne.  Ce sont toujours ces gens-là qui font les élections. »

« Ici, on n’aime pas les gens de savoir »

« Evidemment, comme vous savez, ici on n’aime pas les gens de savoir. Et qu’à partir du moment où quelqu’un est un intellectuel vraiment brillant et extraordinaire, on a toujours tendance à le rabaisser. Et à dire qu’il n’est pas l’homme du peuple, ‘’pèp la pa konprann anyen nan sa l ap di a’’. On peut dire que c’est de  l’élitisme. C’est possible, je dis que tout le monde doit faire des études  classiques, des études primaires. C’est souhaitable. Il est même souhaitable que tout le monde fasse des études secondaires. Mais tout le monde ne peut pas aller à l’université. »

« Il y a un stade qui est réservé à une élite. Il n’est pas donné à tout le monde d’être  un licencié en mathématiques, tout comme il n’est pas donné  à tout le monde d’être docteur en droit. Plus vous possédez de la connaissance, plus les gens vous en veulent. Manigat n’avait peut-être  pas le charisme d’un leader populaire comme Aristide.  Mais même du côté des intellectuels, on lui en voulait à mort. Ce n’est pas de la droite seulement. De la gauche comme de la droite.»

La fin

« Il est tombé malade, il a été opéré. Vraiment ça n’allait pas. Il  y a eu le Chikungunya qui l’a vraiment terrassé. Oui, pendant les six ou huit dernier mois, Manigat était obligé de rester dans sa chambre. Il ne sortait pas. Les derniers moments étaient vraiment  pénibles, il ne croyait plus à rien. Il s’est, en quelque sorte, laissé mourir. Parce qu’il voyait les malheurs de son pays.»

« Cette génération doit retenir qu’il y a quand même des Haïtiens qui ont essayé de dégager une vision de l’homme haïtien dans toute sa totalité, dans ce que nous avons non seulement comme culture, mais de ce que nous avons dans notre spiritualité, dans nos potentialités. C’est ce que Manigat, à mon avis, a voulu apporter. Mais malheureusement, il n’y a pas eu le temps de faire tout ça. »

« Il est l’ami vrai, dans le sens du partage, parce qu’il partageait tout ce qu’il avait avec tout le monde. Jamais il ne refusait  le dialogue ou les explications. Donc, c’était un homme de partage. C’était un homme qui apportait non seulement le côté politique, mais  le savoir dans tous les domaines. C’est ce que je retiens de lui comme ami et comme homme politique, mais malheureusement le sort ne l’a pas voulu.» 

« Certainement, le pays a fait une énorme perte. La mort d’un homme, c’est la mort de l’homme. Mais quand il s’agit d’un homme comme Manigat, le pays a perdu, parce que le pays n’a pas su, n’a pas pu ou n’a pas voulu ; ou peut-être, lui, il n’a pas pu transmettre toutes ses idées, ces choses pour lesquelles, il avait rêvé. Donc son rêve, il ne l’a pas réalisé. Son plus grand rêve, c’était de faire avancer, de développer le pays. Pas seulement au point de vue du savoir, mais dans tous les domaines. Qu’il s’agisse de la finance mais surtout dans le domaine de l’éducation. On ne va pas oublier qu’il a été lui-même le fondateur de Institut des hautes études internationales devenu Institut national d'administration, de gestion et des hautes études internationales (INAGHEI).»

  

Propos recuellis par Robenson Geffrard et décryptés par Martine Stavius
Source : Le Nouvelliste

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